L’art occidental a suivi, depuis l’Antiquité, une voie singulière, qui traduit des étapes décisives dans l’expérience du beau. Mais il semble bien que cette expérience ne soit pas comprise de tous dans sa vérité : non seulement de nous autres, par exemple, qui sommes issus de la culture arabo-musulmane, mais aussi des occidentaux eux-mêmes. Il y a donc une défaillance « interne » dans l’intelligence du beau, et ce point n’est pas sans enjeux de la plus grande importance. D’où l’attention de nos protagonistes à suivre la question pas à pas.
Ph : Où en étions-nous de nos discussions sur le beau ? Je me souviens que le spectacle de la nature en cette période de retour du printemps a infléchi notre échange sur ce thème particulier. Après quoi nous nous sommes demandé ce que recouvrait précisément le mot selon que l’on se plaçait d’un point de vue oriental ou occidental… Etant entendu, avions-nous dit au préalable, que le beau est ce par quoi la décadence peut être vaincue : que c’est lui le remède à la perversion de la liberté, plutôt que le retour à l’autoritarisme —qu’il soit théologique ou politique—, qui tente beaucoup d’entre nous mais dont nous étions d’accord pour dire qu’il est lui-même une figure paradoxale et insidieuse de la décadence. Car, en effet, la décadence est elle-même ce qui propose des solutions —fallacieuses— à la décadence : des solutions qu’il nous appartient de rejeter si l’on ne veut pas faire injure à notre sens du discernement.
Po : Oui, c’est bien ça. L’idée était aussi que, en tant que réponse idoine à la décadence, le choix du beau pouvait constituer un point de ralliement entre Orient et Occident. A condition cependant qu’il n’y ait pas de malentendu sur le sens du mot. Or on a vu que Orient et Occident nous rapportent des expériences très distinctes en rapport avec le beau.
Md : … Des expériences distinctes et une mécompréhension qui n’est peut-être pas indemne d’une part d’occultation. C’est ce qui avait suscité mon attention, car la manifestation du beau ne peut être ignorée ou comprise de travers pendant de longs siècles sans que ne s’y mêle une volonté d’occulter. Et c’était d’ailleurs l’objet de ma question, sur laquelle nous nous sommes quittés la semaine dernière : pourquoi cette incompréhension pendant si longtemps ?
Po : Je me souviens tellement bien de ta question que j’y ai réfléchi. Et je dirais qu’elle admet une double réponse…
Md : Oui…
Po : Pourquoi, pour commencer, l’Orient en général, et l’Orient musulman en particulier, ne saisissent-il pas cette dimension essentielle du beau telle qu’elle se révèle en Occident à travers le corps souffrant et agonisant ? J’ai indiqué la dernière fois ce que signifiait cette expérience du beau et que c’est l’art chrétien qui en était l’instigateur, à travers la figure du Christ crucifié. Mais le Christ crucifié, c’est à la fois une expérience du beau et l’emblème d’un empire. A telle enseigne que lorsqu’on parle des guerres qui ont opposé l’Occident chrétien à l’Orient musulman, on utilise un mot —les «Croisades»— qui renvoie à la croix, laquelle croix est précisément celle sur laquelle a été fixée le corps de Jésus jusqu’à son expiration finale. A partir du moment où on est sur le terrain du rapport de forces entre deux empires qui cherchent chacun à s’assurer l’hégémonie sur l’espace méditerranéen et ses environs, il n’est plus question de comprendre l’autre. Il est plutôt question de chercher à persuader que ses prétentions sont usurpées. Or on a affaire à deux empires qui se réclament chacun d’une légitimité divine. L’Occident chrétien place dans la scène de la mort de Jésus un récit eschatologique par rapport auquel il se donne pour mission l’accomplissement de l’Histoire. A travers la mort de Jésus, c’est l’ère de la rédemption de l’homme qui commence. Ce qui signifie que l’homme est libéré de la mort, de la malédiction de la mort qui a marqué sa sortie du paradis au commencement des temps. Il s’agit de prendre acte de cet événement central dans le destin de l’Homme sur terre. Avec la mort de Jésus, c’est Dieu lui-même qui a goûté à la mort… Le thème de la mort de Dieu n’était pas si nouveau à l’époque des débuts du christianisme : on le retrouve dans la mythologie de plusieurs peuples de l’Antiquité. Le dieu égyptien Osiris est un dieu qui meurt, et le grec Dionysos en fait autant avant de ressusciter chaque printemps. Mais la mort de Dieu dans le cas du christianisme a une signification plus large. Elle a un horizon anthropologique. C’est tout homme sans exception qui est concerné par la descente de Dieu dans le corps d’un homme —Jésus— et par sa mort sur la croix, afin que par Lui la vie éternelle soit retrouvée dans la résurrection. Voilà donc l’événement dont l’Occident chrétien se considère comme le dépositaire et au nom duquel il prétend étendre son influence sur les différents peuples. L’islam, lui, arrive en contestant ce récit eschatologique : Dieu n’a pas pris forme humaine ; il n’y a pas eu rédemption, et pas davantage chute par le péché originel du reste. Tout ce qu’il y a, c’est que Dieu demeure sur son trône comme au premier jour de la Création. Et la seule félicité de l’homme réside dans l’obéissance à sa loi, qui est la même partout bien qu’elle se décline diversement selon les traditions et les langues… Dès lors, la scène de la mort de Jésus sur la croix cesse elle-même de porter une signification. Y compris du point de vue qui nous intéresse ici, qui est la manifestation du beau en tant qu’il irradie à l’infini et qu’il appelle également une réponse à partir de l’infini : chose qui, comme je l’ai expliqué la dernière fois, requiert l’agonie de l’admirant, ou de l’amant. L’agonie comme seule réponse possible, pour que vive le Beau dans son infinité. En tant que moment de la relation de l’homme au beau, qui marque l’histoire de l’art, cette scène est sacrifiée côté musulman sur l’autel de la joute des récits. Elle est occultée sous l’effet du jeu des antagonismes idéologico-politiques. Dès lors, tout ce qui suit dans l’évolution de l’art occidental jusqu’à l’époque contemporaine, en passant par la Renaissance et le Romantisme, tout ça représente une terre étrangère pour l’homme de culture musulmane. C’est tout au plus une curiosité, en laquelle il devine que quelque chose d’important se joue dans la rencontre entre l’artiste créateur et le spectateur-auditeur. Le plus souvent, il s’abstient par prudence de s’avancer davantage.
Ph : Ce qui est peut-être préférable à l’attitude de celui qui veut se mêler de produire de l’art sur le mode occidental, mais sans en comprendre les enjeux profonds du point de vue de cette expérience —agonique— du beau dont nous parlons.
Po : Je partage tout à fait cette opinion… Maintenant, j’en viens à ma deuxième réponse. La première a fait référence au contexte de l’antagonisme entre deux récits eschatologiques, correspondant à leur tour à deux empires politico-militaires. La seconde va nous engager sur une difficulté qui est inhérente à l’expérience occidentale de l’art… Au risque de compliquer un peu mon propos, je voudrais attirer votre attention sur un fait, à savoir que l’Occident tend à perdre lui-même le fil de son expérience à partir du moment où, à propos du beau, il se met à parler d’esthétique…
Ph : Je ne pensais pas que tu t’aventurerais sur ce terrain, qui risque de prendre une tournure kantienne.
Po : J’avoue que je m’aventure sans me sentir très à l’aise. Et s’il fallait que le propos prenne effectivement cette tournure, je serais content que tu viennes en renfort.
Ph : C’est qu’il est difficile de ne pas parler de Kant et de la différence qu’il fait entre le beau et le sublime quand on aborde la question du rapport entre l’expérience du beau et l’esthétique. Il n’est pas le seul penseur à avoir ramené le beau sur le terrain de l’esthétique, mais il reste la référence : le théoricien incontournable sur la question.
Md : Il serait peut-être utile, avant que l’un ou l’autre d’entre vous ne se lance dans des considérations kantiennes, d’expliquer un peu en quoi c’est vraiment nécessaire du point de vue de la question que nous nous posons.
Ph : L’esthétique est une philosophie de l’art qui redonne une place centrale au sujet. Il y a le sujet de l’acte de connaître, qui fait chez Kant l’objet de sa première critique —la Critique de la raison pure—, il y a le sujet de l’action morale, qui est le thème de sa seconde critique —la Critique de la raison pratique— et, enfin, il y a le sujet de la faculté de juger, qui est d’un côté faculté de juger téléologique et, d’un autre côté, faculté de juger esthétique. C’est le même sujet qui est connaissant, agissant ou jugeant. Quand il s’agit d’art, le sujet intervient en tant qu’il juge ce qui se donne à sa perception sensible. Toute l’esthétique moderne s’appuie sur ce socle : elle pose le sujet au centre. Or ce que nous avons dit de l’expérience occidentale du beau à son commencement est autre chose.
Po : Nous avons parlé du moment «agonique» de l’art chrétien et, avant ça, nous avons parlé de l’art grec à travers la statuaire. Mais il est peut-être intéressant d’évoquer la tragédie comme trait d’union entre les deux.
Md : Ah, toi, il faut absolument que tu viennes désormais avec tes petits cailloux, comme le Petit Poucet : tu ne cesses pas d’ouvrir de nouveaux chemins. J’en connais qui souffrent à te suivre !
Po : Des petits cailloux ? J’y penserai. Mais pensée vagabonde rime avec pensée féconde, non ? Alors il faut avoir la vertu du chien pisteur, qui ne perd jamais la trace du gibier. Je vais m’expliquer cependant sur cet appel à la tragédie… Tu te souviens bien sûr qu’à propos de la statuaire, nous avons établi, pour ainsi dire, que ce qui faisait la nature divine des statues, c’était qu’elles engageaient une posture divine chez le spectateur. En ce sens que face à la beauté des corps nus —qui sont des corps d’hommes et de femmes—, ce dernier devait non seulement faire taire en lui tout désir animal mais, de plus, convertir son désir en un désir supérieur, en un désir qui élève vers les réalités d’en haut, pour s’exprimer comme Platon. Nous avons parlé à ce propos de violence contre soi qui ouvre l’horizon du divin. Or qu’est-ce qui se passe avec le héros tragique ? Qu’est-ce qui se passe avec Œdipe, par exemple ?
Md : Oui, qu’est-ce qui se passe ?
Po : Il se passe que, en vertu d’une fatalité qui le dépasse, Œdipe a accompli des actes par lesquels il a troublé l’ordre cosmique tel que voulu et mis en place par les dieux. Ce faisant, il s’est souillé lui-même. Il se passe ensuite que, découvrant l’horreur de ses actes, Œdipe, qui était roi de Thèbes, renonce à sa royauté, se crève les yeux et se condamne à l’errance dans une vie d’exil…
Md : Où est le lien avec le beau, qui nous occupe ici ?
Po : C’est que les actes commis par Œdipe sont des actes qui, avant d’être proscrits par la morale des hommes, sont essentiellement des atteintes au Beau. Dans le cours des événements du monde, ils ne sont pas grand-chose, finalement. Mais du point de vue de la beauté du monde, ils constituent un bouleversement : une tache insupportable sur le tableau universel. Alors l’exemple d’Œdipe pourrait évoquer pour nous l’image de l’éléphant dans le magasin de porcelaine. Avec cette différence que l’homme se rend compte des dégâts qu’il provoque sur son passage et que, une fois le constat fait, il s’inflige une punition en proportion des pertes. Mais ce n’est pas du tout la bonne image. Car la beauté du monde précède l’acte et ne le précède pas…
Md : A la bonne heure !
Po : Oui, nous sommes en un point nodal, et le jeu des contraires n’est jamais loin dans ces cas. La beauté du monde précède : c’est la condition requise pour reconnaître dans les actes d’Œdipe des «atteintes» au beau. Il y a un ordre divin qui préexiste à l’acte et qui incarne la beauté du monde… Mais, disons-nous aussi, la beauté ne précède pas. Elle ne précède pas parce que c’est l’expiation d’Œdipe qui va jouer ici le rôle de révélateur de la beauté du monde. Or cette révélation a part à la création : la beauté du monde a besoin d’être révélée par l’expiation pour entrer effectivement dans l’Histoire… Ce rôle de révélation de la beauté par l’expiation est un élément essentiel de la tragédie grecque. Et il faut bien comprendre que l’expiation est très étrangère ici à tout esprit de contrition qui consisterait à tourner contre soi la pointe de la vengeance. Encore une fois, c’est dans le moment de l’expiation qu’Œdipe révèle, non seulement à lui mais aux hommes, à tous les hommes, la beauté du monde. C’est en mettant le doigt sur l’abomination de la tâche, autrement dit, que s’impose au regard l’immaculé du beau : la pureté de son rayonnement dans le monde. Maintenant, l’expiation du héros tragique n’est pas agonie. Si le héros était livré à la mort, il ne pourrait pas être le témoin de la beauté du monde, et pas davantage nous la dire. Mais elle est quand même souffrance, perte de soi…
Ph : Il y a des héros tragiques qui se donnent la mort : c’est le cas d’Ajax, chez Sophocle.
Po : C’est vrai. Mais Ajax sauve autant son honneur que l’ordre cosmique. Il y a chez lui un souci de soi qui est étranger à Œdipe. Paradoxalement, son suicide est une façon de se mettre en avant. D’autre part, il expie tout en échappant à l’expiation. C’est pourquoi sa mort est une éclipse… Elle ne comporte pas de résurrection, comme avec Héraclès. S’étant soustrait au monde, il ne peut pas, comme Œdipe, jouer ce rôle de pèlerin au service de la révélation du beau à travers l’errance.
Ph : L’expiation est une souffrance qui va bien au-delà de la violence que s’inflige le spectateur de la statue pour faire taire ses bas désirs : tel est ton propos ! Mais, à présent, en quoi l’agonie du moment chrétien peut-elle être considérée comme un développement de l’expiation tragique ?
Po : L’expiation va bien au-delà et, dans le même temps, elle passe de la contemplation à la révélation du beau : voilà mon propos ! Avec le moment chrétien, il n’y a plus expiation, parce qu’il n’y a plus de faute. A moins de considérer que se dresser face au Beau, comme un écran ou un obstacle à son infini rayonnement, soit une faute. Il n’y a plus expiation, mais il y a immolation. Il y a immolation, mais il y a aussi résurrection, et résurrection sous le signe de l’incarnation du beau. Non plus contemplation du beau donc, ni révélation, mais incarnation ! L’expérience du beau passe par la mort et la résurrection, et le témoignage du beau n’a plus lieu en se tournant vers quelque chose qui se situe en dehors de soi : il est au-dedans, dans le mouvement de renaissance à soi, qui est accueil du beau dans sa chair au cœur de la nuit mortuaire… La difficulté que j’ai à restituer la vérité de cette expérience est l’expression d’une difficulté constitutive à la penser. Et c’est pour ça que je dis que l’Occident en vient à perdre lui-même le fil. Et que ce qu’on appelle esthétique n’est que le signe de cette perte.
Ph : Que l’esthétique, telle qu’un Kant en fait la théorie, soit le signe de cette perte, comme tu dis, c’est quelque chose qui n’apparaît pas assez clairement, je pense. Mais nous pouvons y revenir la prochaine fois. Je pense que c’est très utile pour mieux faire ressortir cette difficulté interne à penser l’expérience occidentale du beau dans son moment postchrétien, dont tu as fait ta deuxième réponse. Cela étant dit, il y a peut-être une troisième réponse à la question de la mécompréhension par l’Orient de l’expérience occidentale : c’est tout simplement que l’Orient développe sa propre expérience et affirme ses principes propres dans ce domaine…
Md : Voilà. Notre menu est prêt pour notre prochaine rencontre et il promet un échange copieux.